TRIBUNE : LE SYSTEME D’EXPLOITATION ET DE REPRODUCTION DE L’EMIGRATION CLANDESTINE MARITIME (SERECM) : Barça wala Barsakh, (L’Europe ou la mort)
Face à la recrudescence du phénomène de l’émigration clandestine avec son lot de conséquences, d’éminents intellectuels dont le Professeur Abdoulaye NIANG de l’Université Gaston Berger & Université Kocc Barma de Saint-Louis, le Docteur Patrick KABOU de l’Université de Toulouse « Le Capitole 1 », M. Mame Cheikh MBAYE, Consultant en Espagne et Docteur Dioly Suzanne NIANG de l’Université Paris 8 ont signé une Tribune libre pour un diagnostic sans complaisance du phénomène qui prend de plus de en plus de l’ampleur et perdure dans le monde contemporain. Les Universitaires pointent la racine du mal et préconise des solutions à long terme.
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Introduction
Les migrations constituent incontestablement un des facteurs explicatifs les plus puissants de la survie et de l’évolution de l’espèce humaine. En effet, c’est par migrations successives sur toute l’étendue de la terre que l’humanité, dont l’Afrique est le berceau, s’est différenciée par adaptations spécifiques aux différents milieux d’installation des migrants. Cette humanité, par la suite, s’est enrichie par brassages multiples entre groupes humains distincts du point de vue de leurs caractéristiques socioculturelles, génétiques, etc., jusqu’à donner les peuples, les nations, tels que nous les connaissons aujourd’hui. De ce point de vue, tous les peuples et nations sont redevables, à des degrés divers pour les changements plus ou moins profonds et durables qui les ont affectés, des migrations humaines qui ont marqué leur histoire et dont les causes peuvent être multiples et diverses. Aujourd’hui, avec le déséquilibre économique, social, démographique de plus en plus prononcé entre les pays développés du Nord et les pays sous-développés du Sud, l’axe migratoire privilégié devient, alors, celui qui va du Sud vers le Nord, des zones de pauvreté et de peu de respect des droits humains vers les zones d’abondance et de plus de libertés et de démocratie. Cependant, le développement de cet axe migratoire, dont les causes les plus visibles sont la quête de plus de bien-être social et matériel et la quête de plus de libertés humaines, va s’accompagner des formes les plus spectaculaires, les plus tragiques et les plus dégradantes de l’expansion humaine, car les parcours migratoires associés à cette expansion humaine sont sources de désolation et de deshumanisation de masse. Il s’agit , en particulier, de l’émigration clandestine par le désert, l’océan, les montagnes, avec chaque année des centaines de morts composés d’hommes, de femmes et d’enfants qui tentaient , au prix de leur vie, d’arriver aux frontières des pays du Nord considérés comme l’espoir de leur vie, leur eldorado .
Si l’envie d’émigrer peut s’expliquer par des considérations existentielles à l’échelle individuelle ou sociologique pour une échelle plus massive, par contre la récurrence des mêmes schémas organisationnels et des mêmes formes , surtout pour l’émigration de masse, ne peut se comprendre que par l’existence de groupes organisés qui agissent en amont et en cours du processus migratoire et qui tirent un intérêt certain à la perpétuation du phénomène, dont ils vont chercher à contrôler les mécanisme de reproduction . Il s’agit de groupes mafieux, exploiteurs, insérés dans des réseaux interconnectés de fabricants de pirogues lothios, de capitaines de pirogues, de rabatteurs, de pompistes, etc., dont les mailles peuvent s’étendre au-delà du cadre national même. Au Sénégal l’émigration clandestine maritime, organisée à partir de pirogues artisanales fabriquées dans des sites dédiés à cet effet sur les plages de pêche est devenue un véritable fléau depuis le début des années 2000. C ‘est cette forme d’émigration clandestine, appelée couramment Barça wala Barsakh,(l’Europe ou la mort) que cet article va tenter de décrypter en analysant, notamment, ses facteurs explicatifs, les stratégies des acteurs qui y sont impliqués, les conséquences de leurs actes, etc., tout ceci devant permettre de mettre à nu les idéologies pro-migratoires et les mécanismes d’exploitation en œuvre dans l’émigration clandestine maritime : un chiffre d’affaire moyen d’une soixantaine de milliers d’euros est le montant des pass ( montant payé par les passagers clandestins pour le transport) pour chaque pirogue affrétée dont le nombre moyen de passagers se chiffre à 150 , pour toute tentative de voyage migratoire maritime en direction de l’Espagne. Des pertes en vies humaines sont nombreuses au cours d’un tel voyage maritime à haut risque, lequel malgré tout attire de plus en plus de jeunes gens chaque année dont certains, d’ailleurs, proviennent des pays voisins du Sénégal : Mali, Gambie , Guinée, etc.
« L’Europe ou la mort » , tel est le cri de désespoir des jeunes gens qui ambitionnent de migrer par les lothios. Ce cri qui exprime leur propre impuissance pour réaliser leur ambition de vie meilleure dans leur propre pays est aussi le cri par lequel ils appellent l’Europe au secours, à leur chevet pour panser leurs maux existentiels profonds: le désir insatiable de tekki , c’est-à-dire être dans une situation matérielle et sociale enviable et mériter, ce faisant, la considération des autres.
Mais, face au risque élevé d’échec dans leurs tentatives de pénétration du sol européen ou de l’Occident, les candidats à l’émigration clandestine maritime, ou plus exactement certains d’entre eux, commencent à prendre conscience qu’il vaut peut-être mieux pour eux remplacer Barça par Sunugal (Sénégal) et Barshakh par Gnaffé- Tekki, ce qui donne à la place du slogan pro-migratoire : « l’Europe ou la mort » , cet autre slogan d’auto-affirmation de soi: « Rester au Sénégal et y réussir », ce qui préfigure un changement de mentalité et l’ouverture de nouvelles perspectives de réussites matérielles et sociales dans leur propre pays.
I /LES CONTEXTES DE DETERMINATION DE L’EMIGRATION CLANTESTINE MARITIME
I.1/ Les accords de pêche avec l’UE et leurs conséquences économiques et sociales sur le secteur de la pêche artisanale.
Les accords de pêche entre le Sénégal et l’UE, dont l’une des conséquences importantes est la surpêche des produits halieutiques au large des côtes sénégalaises, plongent dans la précarité les pêcheurs artisanaux sénégalais, lesquels vivant principalement de la pêche vont voir leurs prises s’amenuiser , dès lors, de jour en jour. Ceci crée chez eux, dont près de 90% n’ont pas un niveau d’instruction qui dépasse celui du primaire, et pour qui, dans la plupart des cas, la seule activité connue et exercée jusque-là est la pêche, la nécessité impérieuse, pour préserver leur semblant de bien-être matériel et social, de faire une reconversion professionnelle réussie. L’organisation de l’émigration clandestine maritime était devenue, dès lors, l’initiative entrepreneuriale innovante trouvée par ces jeunes gens. Mais, si les conséquences des accords de pêche entre l’UE et le Sénégal peuvent être considérées comme un facteur explicatif de ce choix de reconversion professionnelle des jeunes pêcheurs artisanaux, il n’en est pas le seul véritablement, car d’autres facteurs tout aussi puissants ont aussi été déterminants dans ce choix d’itinéraire migratoire qui engendre la mort dans le rang des candidats à l’émigration clandestine maritime.
I.2 / L’abandon de la voie migratoire terrestre au profit de celle de l’océan et des pirogues.
L’existence de FRONTEX avait fini par décourager les tout premiers candidats à l’émigration clandestine maritime du début des années 2000.Dès lors, l’émigration clandestine par la voie du désert commença à prendre de l’empileur, jusqu’à ce que furent rendues publiques les nombreuses exactions de nature raciste, mais avec un soubassement financier très fort, que des Libyens faisaient subir aux migrants subsahariens qui observaient une halte en Libye sur leur long parcours migratoire terrestre : l’étape libyenne est marquée par des captures et ventes d’esclaves faites dans le rang des migrants subsahariens, lesquels dans ce cas ne peuvent être libérés que si leurs parents et proches acceptent de payer la rançon qui leur est réclamée par les ravisseurs. La mafia migratoire marocaine, algérienne, etc., participait, aussi , à ces exactions destinées à extorquer financièrement les candidats à l’émigration clandestine qui s’aventuraient sur leur territoire de chasse.
Mais , l’émigration clandestine, par la voie du désert , n’était pas seulement devenue trop risquée à cause de ces exactions , elle était également devenue très difficile à « réussir » du fait des difficultés qui résidaient, notamment, dans le franchissement des remparts, désormais renforcés, qui bordaient la frontière des enclaves espagnoles de Ceuta et de Melilla , laquelle était demeurée pendant longtemps la voie de passage la plus molle vers l’Europe, l’Occident. Ceci a eu pour conséquence, à un moment donné, le tarissement progressif de la voie migratoire clandestine terrestre. Et consécutivement, la voie maritime devait, alors, reprendre de plus belle, surtout que sur les côtes sénégalaises la vigilance de FRONTEX avait baissé du fait de la faiblesse des trafics migratoires maritimes.
Mais, la reprise de l’émigration clandestine maritime présentait un autre avantage, plus attractif encore, pour les candidats de cette forme de migration : de nouvelles voies maritimes étaient découvertes permettant de déjouer la vigilance des garde-côtes le long des parcours ; il existait moins de déboires financiers et moins de risques de perte de libertés humaines sur le chemin migratoire maritime, contrairement à la voie terrestre faite de rapts d’esclaves, etc.
Pour ces raisons, la voie maritime par les pirogues était, dès lors, à nouveau privilégiée par les candidats à lamigration clandestine , surtout que parmi eux se trouvaient des pêcheurs artisanaux devenus des désœuvrés du fait des conséquences des accords de pêche entre l’UE et le Sénégal sur leur vie et qui avaient déjà une grande expérience de la navigation en haute mer : les pirogues équipées de moteurs hors-bord avaient ,en effet, déjà l’habitude de s’éloigner de la côte, pour les besoins de la pêche avec leur équipage, jusqu’à une centaine de kilomètres, voire davantage, permettant, ainsi, à cet équipage d’avoir l’expérience de la proximité avec les côtes marocaines et espagnoles ; les capitaines de pirogues savaient s’orienter en mer la nuit par les étoiles , affronter les grosses vagues de la mer en mauvais temps, déceler les signes annonciateurs de changements de temps, éviter la rencontre avec les gros navires en mer et épargner ,ainsi, à leur embarcation le risque d’être heurtée, etc., toutes choses qui étaient un atout réel pour eux pour réussir éventuellement l’aventure de la migration clandestine maritime. Mais à cela, devait s’ajouter aussi la maitrise de l’usage du GPS qui était devenu un outil de navigation familier pour eux et un atout de taille.
I.3 / La maitrise technique de construction de pirogues artisanales adaptées à la navigation en haute mer.
Des artisans navals locaux, au vu des perspectives de gains que pouvait leur offrir le développement de l’émigration clandestine maritime, ont vite fait d’encourager ce phénomène en créant notamment des embarcations de pêche plus spacieuses et plus adaptées à la navigation en haute mer ou en reconditionnant de vieilles embarcations de pêche à cet effet . Il existe actuellement une soixantaine de centres de pêche artisanaux repartis sur les 534 km de côtes que compte le Sénégal et chacun d’eux abrite, surtout ceux des régions de Dakar, Mbour , Joal et Saint-Louis qui sont réputées pour être des zones de départ pour l’émigration clandestine maritime, un ou plusieurs chantiers navals artisanaux. Les pirogues ainsi construites ou reconditionnées devaient répondre de plus en plus à des spécificités techniques particulières de plus en plus bien maitrisées par les constructeurs, dont la commande en augmentation constante pour de nouvelles fabrications ou pour un reconditionnement indique bien la prospérité générale de l’économie migratoire clandestine maritime , dont l’un des points nodaux est constitué évidemment par les opérations de construction de pirogues lothios : sans ces pirogues rénovées ou reconditionnées , point de Barça wala Barsakh .
Il faut dire que c’est la disponibilité et la sureté supposées de telles pirogues destinées, de plus en plus, à l’émigration clandestine maritime, qui conditionnent pour beaucoup tout le reste de la chaine de l’économie migratoire maritime , dont le premier maillon demeure incontestablement l’ensemble des activités de production de biens ou de services qui se développent dans le secteur informel et qui constituent la source la plus importante de revenus et de financement injectés dans l’économie migratoire clandestine maritime : les candidats à l’émigration clandestine maritime, dont la plupart sont des travailleurs du secteur informel, sont, grâce aux revenus générés par leurs activités, à la source de la manne financière qui va être investie dans la construction des pirogues ou qui va permettre de payer les passeurs, rabatteurs , le carburant, etc.
L’émigration clandestine par la voie maritime est devenue avec ces chantiers navals artisanaux le point de départ d’un véritable business fructueux ou, mieux encore, d’un véritable système d’exploitation doté de mécanismes propres de fonctionnement et de reproduction qu’on va nommer : Système d’Exploitation et de Reproduction de l’Emigration Clandestine Maritime( SERECM).
Ce système qui comporte des branches d’activités multiples est également clandestin, tout au moins dans ses parties et aspects les plus susceptibles d’être réprimés par l’état, à savoir les activités de convoyeurs , de passeurs et de rabatteurs, les rendez-vous de masse des candidats à l’émigration clandestine maritime sur les zones de départ, la vente avec une autorisation falsifiée de carburant de moteur hors-bord ,la fabrication et la vente sous silence de pirogues devant être utilisées dans le cadre de l’émigration clandestine maritime, etc. C’est le caractère clandestin des rouages du SERECM , ainsi que les enjeux financiers importants que la mafia migratoire maritime locale doit impérativement capturer qui explique, en partie, les difficultés à faire arrêter l’émigration clandestine maritime. Mais, quoiqu’il en soit, dans cet échec, lié au caractère clandestin des rouages de cette économie, l’état, a sa part de responsabilité .
II / Système d’Exploitation et de Reproduction de l’Emigration Clandestine Maritime(SERECM).
Ce système est constitué de quatre éléments essentiels qui en sont les fondements et qui sont les bases à partir desquelles se développent tous les facteurs de reproduction du phénomène de l’émigration clandestine maritime : il s’agit, notamment, de la dégradation généralisée des conditions matérielles de vie, l’émergence d’une mafia migratoire porteuse d’intérêts particuliers à défendre, l’existence de compétences techniques navales susceptibles d’être mobilisées à des fins d’opérations migratoires et enfin les schémas idéologiques de légitimation de l’émigration clandestine maritime .
II.1 Les conditions matérielles dégradantes de vie et l’envie pour les candidats à l’émigration clandestine maritime de s’enrichir vite.
L’existence d’une pauvreté endémique qui touche plus de 50% de la population sénégalaise rend peu favorable un épanouissement socio-matériel durable chez la majorité des sénégalais constitués de personnes de moins de 45 ans d’âge , ce qui va évidemment pousser la plupart d’entre eux à rêver à un meilleur avenir pour eux-mêmes et les leurs et à trouver des moyens ou voies pour arriver à leurs fins le plus rapidement possible ; et le lieu et les moyens de réalisation de ce rêve ne pouvaient évidemment être, pour le premier, que l’Europe ou l’Occident qui leur offraient l’image de continents ou pays opulents, généreux et respectueux des droits humains et, pour le deuxième, l’émigration clandestine par la voie maritime, devenue plus opportune et plus opérationnelle.
Ces candidats à l’émigration clandestine maritime sont composés de ces jeunes gens qui travaillent, pour la plupart, dans le secteur informel où les revenus gagnés difficilement sont soigneusement épargnés pendant de longs mois ou années pour être investis , par la suite, dans l’entreprise migratoire.
Si on ne peut pas dire que les candidats à l’émigration clandestine maritime ne sont pas tous des sans-revenus, puisque d’aucuns parmi eux ont un gagne-pain dans le secteur informel, par contre on peut affirmer à juste titre qu’ils possèdent tous ,toutes situations socio professionnelles confondues, une forte envie de s’enrichir vite et de vivre une vie pleine de libertés dans le seul espace géographique susceptible à leurs yeux de le leur fournir, c’est à dire Barça : l’Europe ou l’Occident.
S’il demeure, donc , vrai que la volonté de fuir la pauvreté et la misère environnantes dans leur pays d’origine est un motif puissant pour eux de partir vers Barça, il n’en est pas moins vrai aussi que le désir et l’espoir de s’enrichir vite , et très vite même, dans l’eldorado européen ou occidental constitue, pour beaucoup d’entre eux, un autre motif tout aussi puissant à la source de l’émigration clandestine maritime.
De ce fait, si on peut affirmer à juste titre que ceux qui partent pour Barça ne sont pas toujours des gens pauvres et sans revenus, on peut alors également affirmer qu’ils sont, par contre, tous à coup sûr, des gens énormément ambitieux pour eux-mêmes et pour les leurs, ce qui est atout mental et psychologique pour leur réussite.
Ce rêve européen ou occidental qui est puissant est d’autant plus entretenu chez ces personnes qu’il existe dans leur entourage des modèles de réussite qui les fascinent , incarnés par des migrants connus d’eux, lesquels ont emprunté avec succès la voie maritime .Parmi les signes de réussite les plus spectaculaires attribués à ceux qui ont réussi la grande épreuve de la traversée maritime vers Barça ou l’Europe, voire un pays occidental quelconque , on peut compter les belles villas, les belles voitures , les belles épouses, des PME/PMI , etc., toutes choses dont la puissance d’attraction réside surtout dans leur marginalité : beaucoup partent , certes, mais très rares sont ,cependant, ceux qui réussissent de cette façon-là qui suscite tant l’envie de partir ; mais, pourtant ce sont ceux-là mêmes, à cause de leur rareté , qui retiennent l’attention.
II.2 L’émergence d’acteurs nouveaux avec leurs intérêts et intentions propres, liés à la migration clandestine maritime.
- Les organisateurs, planificateurs et financiers du voyage
Ils sont aussi appelés convoyeurs, passeurs, etc., et font partie, en général, du milieu de la pêche. Ils peuvent être, soit des pêcheurs artisanaux expérimentés et entreprenants, soit des constructeurs de pirogues associés à des capitaines de pirogues ou encore des affairistes proches du milieu de la pêche artisanale. Ils déterminent le plan de navigation à suivre, le nombre de candidats à la migration clandestine à prendre, le coût du voyage, le prix à payer par chaque candidat, les équipements à acheter, la quantité de provisions alimentaires à pourvoir, la quantité de carburant à stocker, etc. Le bénéfice du voyage leur revient essentiellement et d’aucuns d’entre eux se sont enrichis à coup de dizaines ou centaines de millions grâce à ce trafic migratoire qu’ils organisent le plus souvent possible annuellement. Souvent, ils travaillent avec des rabatteurs et des courtiers, lesquels se chargent de dénicher les candidats à l’émigration clandestine et de négocier avec eux, éventuellement, le prix du voyage à payer, ainsi que de compléter leurs informations sur les conditions du voyage en mer et de servir de guides vers les lieux de rassemblement avant le départ pour le voyage en mer.
- Les capitaines de pirogues.
Ils sont, en général, des pêcheurs expérimentés choisis par les organisateurs pour leur courage et leur loyauté, mais ils sont souvent aussi eux-mêmes des candidats à l’émigration clandestine maritime. Leur équipage et eux-mêmes jouent un rôle déterminant dans la réussite du voyage migratoire maritime, car ils sont chargés de la bonne exécution du plan de navigation, du respect des mesures sécuritaires et du maintien de la discipline durant tout le voyage en mer. Cependant, leurs rôles et responsabilités sont tenus secrets par les candidats à l’émigration clandestine maritime face aux autorités du pays de départ ou d’arrivée ou encore des garde-côtes qui cherchent des informations sur eux. Cette relation apparente de complicité entre, d’une part, les capitaines de pirogues et leurs équipages et ,d’autre part, les candidats à l’émigration clandestine maritime est dictée, à la fois, par le devoir de loyauté de ces derniers envers les premiers qu’ils considèrent comme leurs bienfaiteurs , et l’obligation du silence moral solidaire qui doit lier des personnes qui partagent dans la complicité une même responsabilité fautive. En effet, les passeurs, les capitaines de pirogue, les candidats à l’émigration clandestine maritime, ainsi que toutes les personnes qui ont pris une part active quelconque dans l’organisation de l’opération migratoire, sont susceptibles de poursuites judiciaires à cause du caractère délictuel et dangereux de l’opération et de l’interdiction qui la frappe.
II.3/ L’existence de moyens techniques et matériels propres à l’entreprise migratoire clandestine maritime.
Dans le domaine naval, il existe des compétences, une expertise , ainsi que des moyens matériels et techniques conséquents susceptibles d’être mobilisés pour créer les conditions de la faisabilité d’une émigration clandestine par la voie maritime. Non seulement, il existe des constructeurs de pirogues artisanales disposant d’une grande technicité dans leur domaine, ce qui leur permet de pouvoir adapter, au besoin, les pirogues classiques aux exigences techniques de la navigation en haute mer et à celles d’un accroissement de la capacité de tonnage ; mais, il y a également, en plus des capitaines de pirogues habitués tant au cabotage qu’à la navigation au large des côtes , et qui sont de surcroit très motivés pour conduire le voyage migratoire, car ils sont, eux-mêmes, candidats à cette forme de migration. A cela s’ajoute, aussi, un arsenal technique et ou technologique moderne, lequel facilitant la navigation en haute mer, est composé de moteurs hors-bord puissants, de GPS , de phares d’éclairage de grande portée, de gilets de sauvetage , etc., toutes choses qui renforcent l’assurance et diminuent le sentiment de risque chez les candidats à l’émigration clandestine maritime. Par ailleurs, la disposition d’informations sur la surveillance des côtes, provenant de réseaux puissants d’informateurs, pouvant être mêmes proches des services de surveillances côtières, favorise grandement l’émigration clandestine maritime, nonobstant d’ailleurs l’existence de moyens financiers et techniques très importants de surveillance des frontières détenus par FRONTEX et l’état du Sénégal.
II.4/ L’existence de schémas idéologiques de légitimation d’une idéologie pro-migratoire.
Il existe un schéma de pensées produit et entretenu dans certains milieux sociaux et dont la finalité est de définir, construire et renforcer une certaine conscience collective nationale favorable à la perpétuation de l’émigration clandestine maritime, en passe, dans ce cas, d’être considérée comme une fatalité nationale. Il s’agit d’une idéologie pro-migratoire, devenue prégnante et agressive, bâtie sur quatre faits majeurs qui en sont les piliers :
II.4.1/ Une mystique migratoire.
Cette mystique est alimentée par la croyance chez les futurs candidats à l’émigration clandestine maritime que la bénédiction reçue de leurs parents et guides religieux, associée à des sacrifices expiatoires destinés à assurer leur protection mystique et à les rendre plus chanceux , est une garantie de réussite et de succès pour le voyage migratoire maritime ; et cette croyance a la faculté d’ ôter chez les candidats à l’émigration clandestine maritime toute peur d’échec ou de perte de leur vie liées à l’opération migratoire.
Mais, mieux encore, cette mystique migratoire a favorisé la floraison de marchés virtuels à travers l’internet de talismans, prières et opérations de voyances dont la valeur marchande pour chaque candidat à l’émigration clandestine maritime peut atteindre la centaine de milliers de francs CFA, surtout quand il s’agit d’objets, de prières ou d’incantations destinés à assurer la protection mystique du corps ou à accroitre la chance de réussite pour le voyage migratoire.
Cette marchandisation des choses mystiques, susceptibles d’avoir le pouvoir de décupler la chance de réussite dans la vie et, surtout, celle de triompher des épreuves migratoires, a contribué à fonder la croyance que la réussite dans les épreuves migratoires est quelque chose qu’on peut monnayer : une telle croyance fait que, désormais, l’achat de fétiches de protection devient un élément important du système de garantie du succès de l’entreprise migratoire, et ceci fait que, dès lors, celle-ci devient pour les candidats potentiels à l’émigration clandestine maritime chose plus facile à réussir. Mais, c’et non évidemment ! Car, beaucoup de corps de migrants morts retrouvés sur les plages portent des talismans de protection de toutes sortes. Hélas !
L’existence du marché de la mystique migratoire a, pour le moment encore, un impact important de renforcement sur la dynamique de l’émigration clandestine maritime, car accroissant énormément les prises de risques en direction de celle-ci.
II.4.2/ La croyance au miracle européen et occidental de réussite matérielle et sociale.
Chez les candidats à l’émigration clandestine maritime , il existe une forte croyance en la possibilité d’une réussite matérielle et sociale rapide en Europe ou en Occident , si on y émigre, parce qu’il y existe le respect protecteur des droits humains, une grande tolérance morale, ainsi que des opportunités insoupçonnées de natures licites ou illicites, moralement condamnables ou non, pour s’enrichir vite : il s’agit, en l’occurrence, de l’exercice d’activités dans le pays d’accueil comme le commerce ambulant illégal et illicite de rue, la vente de drogues, la prostitution clandestine ou légale , la plonge dans les restaurants, le travail au noir ou non dans les plantations ou à l’usine, etc. La la fin justifie, ici, les moyens, car le migrant clandestin , une fois arrivé sur le sol européen ou occidental et peut y travailler ou exercer une quelconque activité rémunératrice se condamne à réussir coûte que coûte dans son pays d’accueil et est , pour cela, prêt , au besoin, à mettre en veilleuse, entre parenthèses, toutes les considérations morales et culturelles liées à son éducation de base et susceptibles de faire entrave à ses désirs et stratégies de réussite matérielle et sociale outre-Atlantique . Dans ce cas, il se lance dans une opération de métamorphose de soi qui va lui donner les nouvelles armes morales et culturelles de sa future réussite matérielle et sociale tant attendue et convoitée.
Comme on peut le voir, le miracle européen ou occidental ne se solde pas uniquement par une réussite matérielle et sociale, il doit souvent se manifester, d’abord, par un changement profond de la personne du migrant, équivalent à une mue morale, susceptible de rendre celui-ci apte, désormais, à accepter sans état d’âme et sans autre forme de procès toutes les opportunités de gain et de réussite qui se présentent à lui. En effet, la morale de la réussite matérielle et sociale portée par le migrant et manifestée chez lui par une quête effrénée de possessions de signes tangibles d’affirmation et de confirmation de son accomplissement , s’accompagne souvent aussi chez lui d’un risque réel de déviance morale, car dans sa course pour la réussite matérielle et sociale, il en vient à ne plus s’embarrasser de considérations morales qui puissent gêner ses ambitions personnelles. A l’étranger, le migrant devient lui-même, souvent, bien étrange pour ses comportements et conduites, et étranger par rapport à tout ce qu’il était avant. Telle est la rançon morale qu’il doit payer pour réaliser le changement souhaité qui devra le mener vers la réussite matérielle et sociale bien désirée. Pour illustrer l’étrangeté affichée du comportement du migrant dans le pays d ‘accueil, voici quelques exemples de comportements qui concernent surtout le migrant qui veut échapper aux mesures de refoulement : il peut se déclarer et s’afficher homosexuel (sans forcément l’être ) pour pouvoir bénéficier de certains droits et privilèges réservés à un tel profil ; ou, faire un déni de nationalité pour ne pas être identifié ; ou, encore, jouer à se faire passer pour un débile mental pour bénéficier d’une prise en charge sanitaire , etc.
Pour revenir sur la métamorphose morale du migrant dont il a été question plus haut, il faut dire que la rapidité, souvent constatée, de son déroulement, peut être une indication sérieuse sur la force de l’aspiration au changement social et ou personnel, mais aussi à la liberté pour soi qui pouvait habiter déjà le candidat à l’émigration clandestine maritime dans son pays d’origine même. Dans ce cas, le pays d’accueil du migrant , en général respectueux des droits humains et plus permissif sur le plan moral que le pays d’origine de celui-ci, constitue pour ce dernier l’espace idéal où il peut désormais expérimenter sans réserve les possibilités d’action que lui offre sa métamorphose morale . D’où la rapidité de celle-ci, souvent constatée, chez nombre de migrants.
La possibilité, donc, pour le migrant de jouir de toutes les libertés possibles , sans freins moraux aucuns, que l’Occident peut lui offrir pour construire sa promesse de réussite matérielle et sociale participe à l’attractivité morale et psychologique de l’Occident et est un élément constitutif puissant de cette idéologie pro-migratoire : l’eldorado européen ou occidental est synonyme, implicitement, pour lui de possibilités de jouissance sans réserve de libertés morales et d’actions susceptibles de lui permettre de réaliser sa promesse de bonheur social et personnel. Peu importe la dimension morale de l’action qu’il déroule, mène, pourvu que celle-ci lui apporte gain et réussite matérielle et sociale. Mais, force est aussi de reconnaitre que ce gain de libertés morales chez le migrant dans le pays d’accueil est aussi vécu par celui-ci comme une source de soulagement de toute la charge de stress et d’angoisse d’origine sociale qu’il supportait dans son pays d’origine et qui était liée à sa situation de personne socio-culturellement marquée. Et la perspective de vivre un tel soulagement sur le plan psychique participe aussi considérablement à l’attractivité de Barça , de l’Europe et à la forte réceptivité de l’idéologie pro-migratoire.
En général, dans le but d’entretenir une représentation idyllique et merveilleuse de l’Europe ou de l’Occident, des lobbies organisés composés d’acteurs du Système d’Exploitation et de Reproduction de l’Emigration Clandestine Maritime ( SERECM) véhiculent des images suggestives au contenu exagéré à dessein sur la réussite matérielle et sociale rapide de personnes ayant supposément entrepris avec succès le voyage migratoire, ainsi que de fausses informations sur les chances d’entrée en Occident , en minorant ou en passant sous silence volontairement les risques réels de mort et de rapatriement de migrants ayant échoué dans leurs entreprises migratoires. Pourtant, ils sont bien nombreux, ceux-là qui sont « retournés » .
II.4.3 / La conviction collective de la condamnation de leur pays à la dérive économique
Les candidats à l’émigration clandestine maritime sont arrivés chacun, après moult réflexions menées à un niveau personnel, à la conviction qu’aucun changement économique et social ne pourra dans un moyen terme sortir leur pays du gouffre dans lequel il se trouverait du fait d’une mal gouvernance chronique et que la seule solution pour se sauver de ce désastre , c’est la fuite vers un autre pays aux horizons plus prometteurs, un pays européen ou occidental notamment , et non un quelconque combat sur place dans leur propre pays pour un changement qu’il considère, déjà, comme tout à fait improbable : l’idéologie « Barça wala barsakh » illustre bien cette posture mentale et attitudinale, car elle postule qu’il est préférable pour eux de mourir sur le chemin de l’espoir symbolisé par l’océan, en tentant au péril de leur vie de le traverser pour regagner l’Occident clandestinement( les Iles Canaries, en particulier) , que de rester au Sénégal et de vivre dans un désespoir constant ; car pour eux, il n’ y a d’espoir que dans l’émigration, surtout si on a de grandes ambitions de réussite sociale et matérielle à vouloir réaliser .
Cette conviction portant sur l’impossibilité de réaliser leur rêve de réussite matérielle et sociale dans leur pays d’origine n’est pas, en vérité, fondée sur l’absence de moyens d’entreprendre ou de progresser dans ce qu’on entreprend, mais plutôt sur la distance énorme perçue, entre le niveau de réussite auquel ils aspirent dans leur pays d’origine et les faibles moyens à leur disposition, ou opportunités favorables réelles existantes , sur place pour réaliser cette réussite.
L’environnement socioéconomique et culturel dans lequel ils évoluent constitue, en effet, une source d’obstacles de toutes sortes pour une réalisation facilitée de leurs ambitions de vie.
En fait, la plupart des candidats à l’émigration clandestine maritime ont un revenu, car exerçant une ou même plusieurs activités rémunératrices dans le secteur informel, ce qui leur permet de pouvoir constituer, par voie d’épargne, le capital nécessaire à investir pour le voyage migratoire qui est ,en fait, la vraie première marche de l’escalier de leur ascension matérielle et sociale via l’émigration. Pour ces candidats à l’émigration clandestine maritime, les activités rémunératrices exercées dans le secteur informel ne sont considérées que comme une source d’accumulation nécessaire pour entreprendre le voyage migratoire. En effet , en aucun cas , il n’est envisagé chez ces derniers la possibilité de mobiliser le fruit de cette accumulation à des fins de réalisation sur place de quelque chose qui puisse à moyen terme permettre de matérialiser leurs ambitions de réussite matérielle et sociale ; et même si cela pouvait être le cas, les échecs répétés, dus à des raisons socioculturelles le plus souvent, dans la tentative d’accumulation, auront vite fait de leur signifier le caractère non opératoire d’une telle voie, laquelle sera, alors, abandonnée très rapidément . Plusieurs facteurs contribuent à expliquer l’échec des tentatives d’accumulation pour des investissements sur place, mais trois méritent d’être soulignés en particulier :
- D’abord, la constitution de l’épargne est lente dans le secteur informel à cause de la petitesse et de l’irrégularité des gains, ce qui fait qu’il faut beaucoup de patience et de persévérance avant d’arriver à accumuler une épargne suffisamment consistante pour mériter d’être investie avec quelques chances d’engranger un profit substantiel. Une telle situation décourage plus d’un sur le chemin de l’épargne.
- Ensuite, même si une certaine épargne est constituée, celle-ci court un grand risque d’être happée rapidement par les nombreuses exigences de dépenses liées à la solidarité familiale et sociale ou aux désirs de prestige, d’honorabilité, etc., pour rehausser leur propre image. Ces dépenses de solidarité ou de prestiges, auxquelles ils sont constamment soumis, pour peu qu’on leur reconnaisse une certaine source de gains, constituent un handicap important pour la constitution de l’épargne susceptible de leur permettre de réaliser sur place leurs ambitions de réussite matérielle et sociale ;
- Puis, il y a les conditions et autres exigences difficiles à satisfaire des structure de micro-finance auxquelles peuvent avoir recours des travailleurs du secteur informel pour épargner et solliciter un financement pour un investissement : intérêts exorbitants, délais de remboursement très courts, garanties en matériels ou en argent difficiles à constituer, etc. Ceci fait que de telles structures, nonobstant les avantages certains qu’elles présentent par rapport aux banques classiques, ne répondent pas encore tout à fait au besoin d’épargne et d’investissement des gens du secteur informel. La plupart de ces derniers s’en détournent, donc, et fondent leur espoir sur Barça.
C’est donc, pour beaucoup, à cause de ces handicaps sociaux, culturels et économico-financiers pour réaliser par voie d’épargne et d’investissement leurs fortes ambitions pour une grande promotion matérielle et sociale pour eux-mêmes et les leurs sur place, que, malheureusement, la plupart d’entre eux entreprennent ce voyage migratoire, espérant qu’au terme de celui-ci la richesse et l’abondance leur souriront enfin. De ce fait, on peut dire que le sentiment de désespoir qui habite les candidats à l’émigration clandestine maritime et qui les pousse à entreprendre le voyage migratoire viendrait de leurs propres difficultés ou incapacités, réelles ou perçues, à franchir le fossé qui sépare leurs rêves de mobilité sociale, économique ascendante et leur situation actuelle faite de précaire plus ou moins grande sur le plan économique et social , ainsi que de nombreuses exigences socioculturelles contraignantes ; toutes choses qui semblent les condamner durablement dans la même situation .
Quant aux nombreuses possibilités de financements que l’état ou les ONG leur offrent, soit ils n’en sont pas informés, soit ils s’en détournent à cause des lourdeurs administratifs, du caractère discriminatoire des opérations ou de la faiblesse des montants alloués : même s’ils accèdent à de tels financements, c’est souvent pour les utiliser à d’autres fins que celles véritablement annoncées. De tels financements peuvent même être détournés vers des dépenses de préparation pour le voyage maritime, lequel est devenu un objectif de vie.
A ce niveau de l’analyse, tout laisse penser que c’est l’immobilisme social, le manque de mobilité sociale et conséquemment le sentiment de frustration exacerbé qui s’en est suivi qui a pu faire se développer au niveau des individus concernés des mécanismes collectifs de défense, et surtout de riposte, lesquels ont trouvé leur dénouement dans un engagement motivé et entêté pour l’émigration clandestine maritime.
Ce double mécanisme de défense et de riposte qu’on retrouve chez les candidats à l’émigration clandestine maritime se manifeste comme un syndrome attitudinal spécifiquement lié à la situation de ces derniers et dont les manifestations majeures sont : d’une part, la fascination pour l’Europe et l’Occident considérés comme leur eldorado et, d’autre part, la répulsion , voire le dégoût pour leur propre pays d’origine par rapport auquel ils développent un sentiment de déni, une contre identification. Fascination pour l’Europe et l’Occident et répulsion pour le Sénégal, tel est le profil attitudinal majeur identifiant des candidats à l’émigration clandestine maritime.
Ces deux fondements psychiques, voire psychologiques, qui sont inséparables chez les candidats à l’émigration clandestine maritime constituent le ressort de leur personnalité migratoire. Et on peut dire que tous les acteurs qui participent au développement de l’émigration clandestine maritime ( convoyeurs, capitaines de pirogues, etc.) contribuent au renforcement de l’un et ou de l’autre de ces deux fondements en question, lesquels sont aussi l’une des sources où s’alimente l’idéologie pro-migratoire. Les acteurs de l’émigration clandestine maritime sont le trait d’union actif entre ces deux fondements : les uns alimentent et développent la fascination pour l’Europe et l’Occident ; les autres alimentent et développent la répulsion pour le Sénégal. C’est par l’existence continue de ce jeu que les candidats à l’émigration clandestine maritime trouvent les raisons motivantes de leur détermination et que les passeurs, constructeurs de pirogues et autres peuvent continuer à tirer profit de l’émigration clandestine maritime.
En effet, c’est parce qu’il existe des acteurs hautement motivés à agir dans le sens de leurs intérêts propres et, surtout, à mobiliser les ressources matérielles et immatérielles à leur disposition dans leur environnement pour réaliser la part d’action contributive ( à leur insu même, des fois) à la production et à la reproduction du phénomène de la migration clandestine maritime que ce phénomène continue à perdurer, malgré tout l’arsenal de moyens matériels et financiers déployés par l’état du Sénégal et ses partenaires bi ou multilatéraux pour lutter contre ce dernier . Ce sont de tels acteurs, des fois organisés en lobbies d’intérêts qui , depuis le début des années 2000, soit tirent les ficelles du Système d’Exploitation et de Reproduction de l’Emigration Clandestine Maritime( SERECM) qui leur procure d’énormes profits, soit impactent sur le phénomène par leurs actions dont la finalité n’est en dernière analyse que le renforcement de l’idéologie pro-migratoire et de la croyance aux bienfaits de l’émigration clandestine maritime.
III./LE VECU DU VOYAGE MIGRATOIRE
III.1 La préparation du voyage migratoire
Le voyage migratoire est préparé sur une longue période, car le projet migratoire doit être bien muri individuellement ou collectivement.
Les candidats à l’émigration clandestine maritime ont recours, en général, à deux types d’investissement : l’un qui est de nature immatérielle concerne la préparation psychologique, morale, affective , mystique , intellectuelle , etc., à la fois, car sa fonction est de profiler le mental des candidats pour le rendre plus apte à accepter, avec foi, sans peur ou sans état d’âme aucun, les sacrifices jugés nécessaires pour la réussite du voyage migratoire à entreprendre ; l’autre, qui survient après le premier, est de nature matérielle, financière, sociale, etc., et a pour fonction de permettre la mobilisation de ressources plus ou moins importantes pour réaliser le projet migratoire , avec plus de chances de succès.
III.1.1/ La phase immatérielle de la préparation
Dans la phase de la préparation immatérielle, trois choses occupent principalement les candidats à l’émigration clandestine maritime. Il y a, d’abord, la préparation mystique marquée par des séances de consultations de médiums, des prises de bains mystiques de protection, des confections et ports de talismans de toutes sortes, tous susceptibles d’assurer la réussite du voyage migratoire, voire de rendre même invisibles les migrants devant les garde-côtes espagnols ; il y a , ensuite , la recherche discrète d’informations portant sur les conditions matérielles et humaines du voyage migratoire en mer : cette recherche d’informations est menée le plus discrètement possible par les candidats à l’émigration clandestine maritime pour ne pas susciter de soupçons sur leurs intentions de faire le voyage migratoire : ces intentions nourries pour le voyage migratoire doivent demeurer secrètes de peur qu’elles ne soient frappées par la « malédiction de la mauvaise langue » ou que leur projet migratoire ne soit déjoué par des proches malveillants qui pourraient s’y opposer par des voies mystiques ; enfin , vient la préparation des proches à une absence prochaine prolongée, mais sous le prétexte non fondé d’un voyage à effectuer sur le territoire sénégalais, dans une localité lointaine, ou sous un autre prétexte quelconque plus ou moins convaincant : ce subterfuge répond à un double objectif chez eux car , d’abord, c’est pour éviter que leur absence durable auprès des leurs ne suscite chez ces derniers des inquiétudes traumatisantes, s’il leur avait été révélé antérieurement leurs intentions de prendre les pirogues pour un voyage migratoire à l’issue incertaine et, ensuite , c’est pour se donner la possibilité, si l’objectif du voyage migratoire venait à échouer, de s’épargner le risque de s’exposer aux sarcasmes et quolibets de personnes malveillantes qui en étaient au courant, ce qui créerait chez eux un sentiment de honte insupportable .
III.1.2/ La phase matérielle de la préparation
Dans la phase de la préparation matérielle et sociale, trois aspects prédominent essentiellement.
D’abord , il y a la mobilisation de ressources financières suffisantes pour pouvoir payer le prix du voyage migratoire, lequel varie entre 461 euros et 769 euros et dont il faut faire la libération entière avec de prendre la mer ; cet argent provient, soit de l’épargne effectuée patiemment par les candidats du voyage migratoire maritime qui gagnent leur vie par l’exercice d’activités relevant généralement du secteur informel ( commerce, maçonnerie , tôlerie, pêche, etc.) , soit, mais, plus rarement cette fois-ci, de la solidarité entre eux et les leurs ou amis de confiance qu’ils ont secrètement mis au courant : la mère, le père , les frères et sœurs ou d’autres parents proches peuvent investir une partie de leurs économies provenant de tontines ou de fonds issus d’emprunts ou de mises en gage de leurs biens, etc., lesquels peuvent être des terrains, des bijoux, etc., dans ce voyage migratoire maritime .
Ensuite, il y a les dépenses à faire par les candidats de l’émigration clandestine maritime pour assurer la survie au cours du voyage migratoire et qui consistent en l’achat de gilets de sauvetage, de vêtements chauds contre le froid de l’Océan Atlantique , de bouteilles d’eau, de médicaments conseillés, de conserves alimentaires , de biscuits et d’autres denrées de réserve, mais ces objets ne doivent être ni trop encombrants , ni trop lourds afin d’éviter les risques de gêne dans la mobilité des gens dans la pirogue ou de surcharge pour celle-ci : ces biens, qui sont les propriétés personnelles des candidats à l’émigration clandestine maritime, sont gérés exclusivement par ces derniers qui en disposent à leur guise, ce qui leur donne la possibilité , en en partageant avec d’autres qui sont dans le besoin, de nouer avec eux des relations humaines et sociales susceptibles d’être utilisées à leur profit au cours du voyage migratoire , pendant lequel peut se développer, il faut le dire, une vie de relations plus ou moins intense : échange de biens , de confidences, de conseils utiles, assistances réciproques, actions de secours, etc.
Enfin, il y a les biens matériels mutualisés, qui sont des biens communs payés par les membres de l’équipage et dont la gestion est à leur charge exclusive, car eux seuls en ont le contrôle : il s’agit, en l’occurrence, des fûts et bidons de carburant, d’huile de consommation pour la cuisson des repas, d’eau potable, des denrées alimentaires, comme des sacs de riz, de pâtes alimentaires, etc. Leur consommation est rationnée, et tout est calculé et organisé de sorte qu’ils puissent couvrir les besoins minimaux au cours du voyage migratoire. Mais, il va sans dire que des problèmes ne manqueront pas de se poser, liés à des manques ou pénuries de denrées alimentaires , des contestations dans le rationnement de celles-ci, des cas d’hystéries, etc., mais cela est en général vite réglé, par des mesures plus ou moins radicales des fois, d’ailleurs : menaces de mort , mise en chaine , mise à mort même de personnes jetées par-dessus bord , etc., car tout le monde est plus ou moins conscient que l’enjeu organisationnel demeure la survie et le maintien de la discipline au cours du voyage migratoire .
III.2 /Le voyage migratoire, les accidents et les drames humains.
Les problèmes qui surviennent au cours du voyage migratoire sont de cinq ordres principalement. Il s’agit de l’ordre matériel et logistique, manifesté par la plus ou moins grande fragilité des pirogues elles-mêmes, la faible sureté, des fois, des équipements , et notamment des moteurs hors-bord et des GPS, l’insuffisance de la quantité de carburant nécessaire et le caractère inflammables des récipients le contenant , la surcharge dans les pirogues de candidats du voyage migratoire, lesquels sont entassés comme des sardines entrainant, ainsi, une certaine promiscuité dans leurs rangs ; de l’ordre expérientiel, concerné par les aptitudes professionnelles supposées, mais des fois non réelles, de membres de l’équipage en matière de navigation en haute mer, de maintenance et de l’entretien des moteurs hors-bord, de secourisme, etc. ;de l’ordre alimentaire, caractérisé par l’existence en quantité non suffisante , souvent , de vivres de première nécessité, surtout quand le voyage migratoire dure plus longtemps que prévu ; de l’ordre sanitaire, souligné par l’absence du corps médical ou le manque de médicaments de base, l’affaiblissement physiologique de personnes embarquées , suite à une fatigue excessive qui survient dans le voyage migratoire, lequel peut, des fois, durer une dizaine de jours en mer ,surtout quand la pirogue dérive ; il peut être, également , manifesté par le mal de mer ou des hallucinations répétées faisant suite à une perte durable de sommeil, etc., tout ceci finissant, souvent, par causer le déséquilibre mental de nombre de candidats du voyage migratoire : certains finissement par perdre définitivement la raison avant même la fin du voyage migratoire .
Chacun de ces problèmes, s’il est durable ou mal géré, peut mettre en péril le voyage migratoire. Ceci fait que le risque que des problèmes surviennent au cours du voyage migratoire peut, donc , être élevé, et il en est de même, d’ailleurs, de la probabilité d’en voir certains devenir des sources de périls réels pour la vie des gens : des pirogues sont réduites en morceaux, parce que ne pouvant résister aux forces brutales des vagues de la mer qui les disloquent, occasionnant, ainsi, des naufrages en haute mer ; des pannes de moteurs hors-bord des pirogues surviennent, des fois, en plein océan( les pirogues ont souvent deux ou plus de moteurs hors-bord , mais vieux), faisant dériver, dès lors, celles-ci au grés des vents ; des pannes sèches de carburant ne sont pas rares, lesquelles, comme les pannes de moteurs, entrainent la dérive des pirogues et l’errance en mer ; des explosions de bidons de carburant ne sont pas, non plus, rares , etc.
De même, les problèmes de vivres, de santé physique ou mentale, quand ils deviennent chroniques constituent de véritables sources de drames humains : ceux qui sont victimes d’hallucinations se jettent dans la mer, laquelle, disent-ils, les appelle irrésistiblement pour un plongeon de la mort, ou deviennent des inquisiteurs , accusant de sorciers, de démons , de diables dévoreurs d’âme et de chair humaine leurs voisins de voyage, lesquels courent ainsi le risque de subir un lynchage collectif en pleine mer .Avec ce déséquilibre mental qui peut affecter, de temps à autre, une bonne partie des candidats du voyage migratoire, des hystéries collectives ne sont pas , non plus, rares dans les pirogues, entrainant des fois un désordre indescriptible qui met en danger la vie des gens . Quant au mal de mer qui affecte, aussi très souvent, les candidats du voyage migratoire, ceux qui ne peuvent le supporter longtemps finissent par en succomber, à force de vomir jusqu’au sang ; de même, ceux qui ne peuvent plus supporter la soif quand l’eau potable vient de manquer durablement en viennent à s’abreuver, abondamment, à l’eau de mer, pour en mourir après.
IV /Les « retournés » du voyage migratoire, entre résignation et entêtement maniaque.
Ceux qui ont survécu au voyage migratoire, mais ont fait l’objet d’une mesure de refoulement vers le pays d’origine et que nous appelons les « retournés », se divisent en deux grandes catégories, selon leurs réactions face à leur nouvelle situation : celle des « abandons » et celle des irréductibles.
- Dans la première catégorie, il y a, d’une part, les résignés sociaux qui se retrouvent dans une posture de retraite sociale, parce qu’ils ont été tellement traumatisés par l’expérience migratoire qu’ils ont vécue, qu’ils en sont arrivés à se décider même à ne plus jamais recommencer une telle aventure dans le futur ; mais leur retour forcé au pays d’origine ne s’accompagne pas, pour autant, d’une volonté résolue de se battre pour gagner en ascension sociale sur place. En fait, le traumatisme mental du retour forcé les a affaiblis psychologiquement, ce qui s’est traduit chez eux par une auto-réclusion ou marginalisation sociale, laquelle se manifeste par une certaine tendance à se mettre en retrait : c’est pour éviter d’éventuels quolibets et sarcasmes, sources de hontes pour eux. Avec cette retraite sociale, ils continuent à faire le deuil de leur perte d’espoir dans la conquête de leur dignité.
Il y a, d’autre part, dans cette première catégorie ce qu’on peut appeler les résilients reconvertis dont le parcours migratoire, les expériences qu’ils en ont tirées, le gain de maturité d’esprit que cela a engendré chez eux, etc. , ont fait provoquer chez ces derniers une rupture de pensée et de posture sur la question migratoire. Une telle situation va les amener à ne plus arrimer leur réussite matérielle et sociale à une quelconque nécessité d’émigrer vers Barça: pour ces derniers, l’espoir n’est plus à rechercher à Barça , il faut désormais s’atteler à le rechercher dans le Sénégal, à Dakar, Saint-Louis, Kaolack ,etc. , et à l’y trouver coûte que coûte, grâce notamment aux nombreuses opportunités de réussites économiques et sociales que ce pays et ses différentes localités offrent potentiellement , mais qu’il faut savoir explorer, découvrir et exploiter avec intelligence, méthode et détermination ; c’est à ce prix-là, seulement, qu’ils pensent pouvoir gagner, désormais, leur place au soleil. Le deuil de la perte de l’espoir porté sur l’émigration clandestine maritime est consommé grâce au nouvel espoir porté sur les possibilités de réussite en entreprenariat au niveau local; ici, l’espoir dans le local a fini par remplacer définitivement l’espoir dans Barça. Dans ce cas, ils deviennent beaucoup plus attentifs et intéressés par les projets de financement de l’état du Sénégal , des ONG ; de même qu’ils deviennent moins soumis aux influences dispendieuses du système socioculturel et plus rationnels en objectifs et en gestion des biens, s’ils s’investissent dans l’entreprenariat ;
- Ensuite, il y a la deuxième catégorie composée de ceux qu’on peut appeler les entêtés de l’émigration clandestine maritime ou les « irréductibles de Barça wala Barsakh», car malgré les échecs répétés dans leurs multiples tentatives de regagner Barça par les pirogues, ils continuent à penser et à croire, avec une grande conviction apparente, que l’espoir d’une vie meilleure ne se trouve nulle part ailleurs qu’à Barça. Ils sont les « maniaques » de l’émigration clandestine maritime et n’auront de cesse de recommencer le voyage migratoire, deux, trois, quatre fois, etc., jusqu’à ce que mort s’en suive ou qu’ils réussissent enfin leur pari. Il faut, cependant, ajouter que si, pour eux, partir est devenu une véritable obsession, c’est aussi parce qu’en toute évidence ils ont les moyens économiques et financiers de satisfaire leur obsession migratoire : ceux qui font des tentatives répétées vers Barça ont, en général, la capacité de toujours mobiliser les ressources financières nécessaires pour payer les passeurs et faire face aux autres besoins liés au voyage migratoire ; ils sont des « migrants clandestins de luxe ». Ils constituent, avec les passeurs, les capitaines et les constructeurs de pirogues, les thuriféraires de l’idéologie pro-migratoire.
Conclusion
L’émigration clandestine maritime est un vaste système d’exploitation humain doté de ses propres mécanismes de reproduction au niveau des pays de départ, et même des pays accueil. L’idéologie pro-migratoire et à finalité exploiteuse, constamment alimentée par une imagination construite à partir de faits réels, mais réinterprétés à dessin et articulés sur des espoirs faux ou exagérés, occupe une place centrale dans cette reproduction.
Mais l’émigration clandestine maritime est également une source véritable de drames humains, car chaque année des centaines, voire milliers, de personnes meurent en mer, offrant ainsi le spectacle insupportable de tapis de cadavres humains sur les plages de l’Atlantique et de la méditerranée. De telles images similaires insoutenable, ainsi que d’autres ressentis répulsifs liés à l’expérience migratoire peuvent des fois, favoriser une prise de conscience bénéfique chez les survivants de l’ aventure migratoire, lesquels au retour dans leur pays d’origine, feront désormais un autre choix de vie : reste au Sénégal, entreprendre au Sénégal et se battre pour réussir sur place.
Cette prise de conscience, en se généralisant, devra finir par donner lieu à une plus grande prise en compte de la question migratoire par l’état , la société civile locale et les partis politiques, ce qui permet de penser qu’à moyen terme la problématique de la migration clandestine maritime, et même terrestre, connaitra un épilogue heureux grâce à des politiques migratoires mieux pensées , plus cohérentes et plus efficaces en objectifs.
Professeur Abdoulaye NIANG,
Université Gaston Berger de Saint-Louis & Université Kocc Barma de Saint-Louis
Docteur Patrick KABOU,
Université de Toulouse Le Capitole 1
Mame Cheikh MBAYE, Consultant, Espagne Docteur Dioly Suzanne NIANG, Université Paris 8