Ouverture du procès de Khalifa Sall : ce que l’accusation reproche au maire de Dakar

Regrettable affaire de détournement de deniers publics ou procès politique destiné à éliminer un challenger gênant en vue de la prochaine présidentielle ? À quelques heures de l’ouverture du procès du député et maire de Dakar, Jeune Afrique fait le point sur les faits reprochés à Khalifa Sall.

Les trois magistrats désignés pour juger Khalifa Sall, dont le procès doit s’ouvrir le 14 décembre au Palais de justice de Dakar, devront déterminer si celui-ci a profité de ses fonctions de maire de Dakar pour détourner 1,8 milliard de francs CFA (2,7 millions d’euros).

Le rapport de l’IGE
L’accusation qui lui vaut de comparaître à partir de ce jeudi 14 décembre trouve son origine dans un audit conduit en 2015 par l’Inspection générale de l’Etat (IGE) dans les finances de la municipalité. À l’époque, les agents de l’IGE – un organisme placé sous le contrôle « direct et exclusif » du président Macky Sall – s’intéressent particulièrement à une « caisse d’avance », réglementée par un arrêté du 31 janvier 2003, ayant pour objet de couvrir des dépenses destinées essentiellement aux « populations nécessiteuses ».

Chaque mois, cette caisse était approvisionnée à hauteur de 30 millions de francs CFA. Une somme qui aurait servi pendant la période visée par l’audit (2011-2015) à l’achat de mil et de riz à un groupement d’intérêt économique (GIE) dénommé Tabbar, selon les factures fournies par Mbaye Touré, directeur administratif et financier de la mairie de Dakar et gestionnaire de la caisse d’avance.

Des procès-verbaux de réception de ces denrées portant la signature de Mbaye Touré, du maire Khalifa Sall et de deux autres responsables de la mairie semblent également attester de la réalité des livraisons.

Rien d’anormal a priori au regard de l’arrêté du 31 janvier 2003, qui prévoit notamment que la caisse d’avance puisse être employée pour la fourniture de « denrées alimentaires » aux « populations nécessiteuses ».

Mais les inspecteurs de l’IGE ont de sérieux doutes sur les contreparties correspondant à ces factures de mil et de riz. Leur audit révélera que les 30 millions de francs CFA étaient chaque mois versés directement à Khalifa Sall, comme l’indique le réquisitoire du Parquet de Dakar aux fins de renvoi en correctionnelle.

L’arrêté du 31 janvier 2003

Le vendeur de café Touba
La version définitive du rapport de l’IGE n°12/2016 (qui demeure à ce jour confidentiel) est remise fin décembre 2016 au président de la République, Macky Sall. Lequel décide de le transmettre aussitôt au procureur de la République, qui diligente une enquête, début 2017, auprès de la Division des investigations criminelles (DIC). À charge pour les policiers de mettre au jour le fonctionnement de la caisse d’avance de la mairie de Dakar.

Les enquêteurs s’intéressent rapidement à Ibrahima Traoré, présenté sur les factures de livraison de riz et de mil comme étant le président du GIE Tabbar. Plutôt surpris par la tournure des événements, celui-ci assure aux enquêteurs que son entreprise n’existe plus depuis plusieurs années, et qu’il s’est depuis reconverti dans la vente de café Touba (boisson traditionnelle vendue dans la rue). S’il existe des documents avec l’en-tête du GIE Tabbar et portant sa signature, ce sont tous des « faux », assure-t-il.

Comment, alors, son identité a-t-elle été usurpée ? Au cours de l’interrogatoire d’Ibrahima Traoré, les policiers découvrent que la sœur de ce dernier n’est autre que la secrétaire de Mbaye Touré – lui-même en charge de la gestion de la caisse d’avance de la mairie.

Aux enquêteurs, Fatou Traoré déclare avoir été sollicitée en 2010 par Yaya Bodian, un comptable de la mairie, afin de lui emprunter un tampon avec l’en-tête du GIE en vue de « régulariser [la] situation comptable de la caisse d’avance ». Le procédé se répétera, chaque mois, pendant plusieurs années. Jusqu’à la visite, en 2015, des inspecteurs de l’IGE.

Khalifa Sall inculpé
Des livraisons fictives de mil et de riz, l’identité usurpée d’un chef d’entreprise, des factures fabriquées de toutes pièces… L’enquête de police, qui dévoile les petits arrangements autour de la caisse d’avance, est bouclée le 2 mars 2017.

Reste à connaître le degré d’implication réel du maire Khalifa Sall. Celui-ci a admis, devant les enquêteurs, avoir eu connaissance du stratagème mis en place par ses subordonnés. Selon lui, les fonds mis à disposition du maire via cette régie sont en réalité des « fonds politiques », utilisables à discrétion par le premier édile pour régler des dépenses urgentes de nature diverse. Une explication qui ne convainc pas la justice.

Le 7 mars, le doyen des juges d’instruction inculpe Khalifa Sall ainsi que Mbaye Touré pour « association de malfaiteurs », « détournement de deniers publics et escroquerie portant sur les deniers publics », « faux et usage de faux dans des documents administratifs », « blanchiment de capitaux » et « complicité de faux et usage de faux en écriture de commerce ».

Six autres collaborateurs du maire sont eux aussi poursuivis pour divers délits : Fatou Traoré (secrétaire de Mbaye Touré), Amadou Moctar Diop (coordonnateur de l’Inspection générale des services municipaux), Ibrahima Yatma Diao (chef de la Division financière et comptable de la mairie), Ibrahima Touré (receveur percepteur de la ville de Dakar), Mamadou Oumar Bocoum (prédécesseur de Ibrahima Touré avant juillet 2015) et Yaya Bodian (comptable à la mairie).

Le maire de Dakar dénonce « un complot politique »

Il m’a été fait savoir que si je voulais que cette procédure cesse, il faudrait d’abord que je cesse mon ambition politique
Dans le cabinet du juge, Khalifa Sall conteste les accusations et affirme « n’avoir jamais détourné le moindre denier public ». « Je suis un ordonnateur de crédits et non un comptable public, de sorte qu’il ne peut m’être demandé la production de justificatifs de dépenses », poursuit-il.

Une position justifiée, selon lui, par la nature de la caisse d’avance, qui échapperait aux règles du droit commun de la comptabilité publique. Cette spécificité lui donnerait ainsi le droit de reverser de manière discrétionnaire cette enveloppe mensuelle de 30 millions de francs CFA au profit de personnes physiques ou morales, sans avoir à dévoiler leur identité.

Quant-aux soupçons d’enrichissement personnel, le maire les balaie d’un revers de main, en rappelant avoir procédé à la déclaration de son patrimoine en 2009 puis en 2014, lors de sa réélection à la mairie de Dakar, sans qu’aucune anomalie n’ait été relevée.

Surtout, l’édile s’estime victime d’un « complot politique » destiné à lui barrer la route en vue de la présidentielle qui se tiendra début 2019. « Par divers canaux, il m’a été fait savoir que si je voulais que cette procédure cesse, il faudrait d’abord que je cesse mon ambition politique et mes tournées politiques », déclare-t-il en conférence de presse le 5 mars 2017. Deux jours plus tard, il est placé en détention provisoire à la prison de Rebeuss. Le début d’un long imbroglio politico-judiciaire de neuf mois qui aura vu les avocats du maire multiplier en pure perte les tentatives pour faire libérer leur client.

  • Jeune Afrique
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