Le contexte des migrations internationales n’a pas beaucoup changé depuis 2005, lorsque plusieurs jeunes Africains ont tenté, par la voie terrestre qui sépare le Maroc de l’Espagne, de pénétrer dans la forteresse. Cette tentative, qui s’est soldée, comme tout le monde le sait, par plus de 300 morts, avait occupé l’actualité en termes d’indignation et de préoccupation pour l’avenir des droits de la mobilité des personnes. Quelques mois après cette tragédie, cette même jeunesse africaine désespérée, victime en premier chef du mal-développement que connaît l’Afrique, revient occuper l’actualité avec l’arrivée sur les côtes espagnoles des pirogues de fortune (cayucos). Ces tentatives d’accéder à l’Europe à tout prix ne sont que l’expression d’une jeunesse avide d’être utile, actrice et active du développement. En plus, elle ne réclame pas le ciel, mais le droit de pouvoir vivre dignement, si possible chez soi. Mais comme le dit l’adage Haal Pulaar : « so yaadu yoonti joonde ko ayiiba » (quand arrive l’heure de partir, rester est un déshonneur).
L’été 2006 fut agité et plein de pertes humaines que nous avons déplorées pour les victimes et leurs familles, mais également l’occasion de pointer du doigt les causes, sans perdre de vue les enjeux pour les différents acteurs. Pour les dirigeants africains, faute de pouvoir fournir de l’emploi et d’autres alternatives à cette jeunesse, le départ ailleurs est un soulagement pour eux-mêmes, même s’ils versent des larmes de crocodile devant les événements qui, du reste, ont surpris le monde entier par leur envergure et leur forme.
Pour l’Europe vieillissante, cette jeunesse robuste et formée dans certains cas est une solution à la régulation de la demande du marché de travail, surtout dans le cas espagnol dans les secteurs de la construction, de l’agriculture et autres services. Si l’on se rappelle bien, à l’époque, le gouvernement espagnol, sous la pression de l’opposition de droite et épinglé par une partie de son électorat hypocritement réfractaire à l’immigration, avait mis en branle sa machine diplomatique pilotée par Miguel Angel Moratinos pour mettre la problématique migratoire du Sud dans l’agenda européen, en convainquant ses partenaires réticents comme l’Angleterre et la France qui avaient une perception différente.
En effet, cette réussite diplomatique se solde par la conférence de Rabat (2006), qui avait réuni d’une part 27 pays africains sous l’égide du Maroc avec l’absence notée, et peut-être voulue, de l’Algérie qui, du reste, est une pièce dans la zone méditerranéenne, et surtout sur les questions migratoires dans la zone. D’autre part, du côté européen, ont participé 30 délégations de haut niveau en plus de la Commission représentée par le vice-président Frattini, responsable à l’époque de la justice, de la liberté et de la sécurité, et la Commissaire aux Relations Extérieures, Benita Ferrero-Waldner. Parmi les observateurs, on notait la présence du Haut-commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés en la personne de M. Guterres.
Aussi bien la conférence de Rabat que celles qui ont suivi à Paris (2008) et à Dakar (2011) ont montré que la terminologie migration et développement devenait un instrument pour mener à terme les questions de régulation des flux migratoires en fonction des besoins du « patron », tout en maquillant cela dans le discours de coopération et de respect des droits humains pour calmer les esprits critiques.
Avant, pendant et après les différentes conférences, les chancelleries européennes ont continué leurs actions pour convaincre certains dirigeants africains d’accepter les questions d’expatriation moyennant l’aide au développement censée améliorer en principe les conditions de vie de leurs populations et, dans certains cas, pour lutter contre l’émigration irrégulière, donc une coopération policière plus que autre chose, d’où le travail de contrôle des frontières comme la FRONTEX.
Depuis lors, les tragédies n’ont cessé sur la route Mali, Niger, Algérie, Maroc, etc., en passant par le désert, sauf que parfois cette réalité est passée volontairement sous silence jusqu’à ce qu’il se produise une situation médiatisée comme cette tentative de débarquement dont certains tentent aujourd’hui de voir seulement l’aspect de frontière, « d’envahissement, d’avalanche », mettant de côté les aspects et considérations humaines qui devraient primer avant tout.
Devant cette situation qui a indigné plus d’une personne en son temps, le gouvernement espagnol et sa police se sont noyés dans leurs contradictions sur le traitement de la tragédie de 15 morts. Le traitement responsable devait être avant tout humanitaire avant de pouvoir être vêtu de quoi que ce soit à dessein, comme on veut selon la sensibilité et les besoins de la clientèle électorale.
L’Union Européenne, également cible de notre doigt accusateur, n’a pas manqué froidement, bien entendu, de tirer les oreilles à l’Espagne pour sa gestion désastreuse de la situation, en voulant nous faire croire qu’elle n’est pas aussi responsable de ce qui se passe à la frontière avec le Maroc.
L’année 2024 est en train de battre le record en termes d’arrivée aux îles Canaries avec environ 39 000 personnes, mais aussi en termes de tragédies pour les familles africaines faute de perspectives du concept « Took Tekki » : possibilité de rester et d’être utile chez soi. Le rapport de l’organisation humanitaire Caminando Fronteras fait état, entre 2018 et 2022, de 11 000 personnes disparues sur les différentes routes (atlantique, désert, etc.). Les politiques migratoires basées sur le contrôle, la gestion (FRONTEX ET ALLIÉS) et non la gouvernance n’abordent pas ces réalités qui laissent des milliers de familles sans référence ni soutien.
Vivant en Espagne, nous suivons de manière intéressée l’évolution de la situation sans perdre de vue aucun détail sur le traitement au niveau politique, des médias et autres acteurs comme les ONG, associations d’immigrants, etc. Notre première réaction, en tant que partie de la réalité, pour ne pas dire problème, est de manifester notre solidarité aux familles affectées et de présenter nos condoléances les plus attristées aux familles des victimes du naufrage de Mbour et d’ailleurs dans le monde.
Devant ce suivi intéressé de la situation, ma surprise est grande de n’avoir pas entendu la voix des gouvernants africains et des institutions diplomatiques et consulaires sur la question d’une manière holistique pour aborder la question comme une priorité africaine, car il s’agit de l’avenir de notre continent. Pour le cas du Sénégal en relation au dernier naufrage de Mbour, les déclarations des leaders politiques ont eu une teinture politicienne et des accusations réciproques. L’heure est grave et l’union est impérative au-delà des clivages partisans. Oser aborder la question avec patriotisme pour plaider en faveur de rencontres sur les questions migratoires sans exclure personne…
Une fois que nous aurons terminé de pleurer nos morts, je pense que la réflexion et le combat doivent continuer pour que le flambeau du plaidoyer ne s’éteigne pas. Certes, les réactions de solidarité aux victimes et à leurs familles se sont fait entendre au niveau des organisations de la diaspora, mais à mon humble avis, le plaidoyer politique doit aller encore plus loin en interpellant nos dirigeants par les moyens dont nous disposons, et surtout en établissant des réseaux avec d’autres organisations qui travaillent sur les questions migratoires.
La réflexion est lancée, et je vous invite à faire part de vos observations et suggestions pour avancer dans le cadre de la constitution de structures visant à défendre le droit à la mobilité et le respect des droits humains, aussi bien dans les pays d’origine, de transit que d’accueil.
Amadou Bocar Sam
Membre de la Coordination des Associations Sénégalaises en Catalogne (CASC)
Membre de la Fédération des Associations et Organisations Sociales Sénégalaises en Espagne (FAOSSE).