Avis ou Décision : Ismaïla Madior corrige Serigne Diop

Tout le monde peut parler de santé, mais seuls les médecins peuvent parler de médecine. Tout le monde peut parler de mines, mais seuls les géologues peuvent parler de géologie. Tout le monde peut parler de Constitution, mais seuls les constitutionnalistes (c’est-à-dire ceux qui ont passé leurs diplômes post-universitaires dans cette discipline, été responsables de l’enseignement de la matière à l’Université et ayant fait des publications reconnues sur celle-ci) peuvent parler, avec l’autorité scientifique appropriée, de droit constitutionnel, dans sa triple acception de droit des normes, droit des institutions et droit des libertés fondamentales.

Evidemment, tous les juristes ont la liberté de parler de droit constitutionnel, mais la parole des spécialistes (et non des constitutionnalistes, terme galvaudé dans notre pays) est censée, présumée avoir plus d’autorité que celle des non-spécialistes. Quelle que soit la passion politique, cette vérité élémentaire doit être admise. Sinon, cela ne sert plus à rien de passer des décennies de sa vie à se spécialiser dans un domaine scientifique. Et les spécialisations n’auraient plus aucun intérêt.
Pour la première fois qu’un spécialiste de mes grade et rang académiques, le Professeur Serigne Diop a donné son avis que je ne partage pas, je considère qu’il est opportun de donner, avec tout le respect que je lui dois pour avoir contribué à ma formation, mon avis sur son avis. Bien entendu, mon propos se situe sur le terrain du dialogue académique, du débat doctrinal qui n’a de sens que lorsque les points de vue sont différents, voire divergents. J’ai entendu sur les ondes d’une radio le Professeur Serigne Diop dire que la décision du Conseil constitutionnel n’est qu’un avis consultatif qui ne lie pas le Président. Je voudrais exprimer mon désaccord pour les raisons suivantes :
Le Conseil constitutionnel n’a pas de «compétences consultatives», mais une seule et unique compétence consultative
Il dit que le Conseil constitutionnel a des compétences juridictionnelles et des compétences consultatives. Dans la rigueur des choses, ni la Constitution ni la loi organique relative au Conseil n’établit clairement une distinction entre compétences contentieuses et compétences consultatives. Contrairement à d’autres pays qui confient à leur juridiction constitutionnelle une compétence consultative sur une pluralité de questions ou à la Cour suprême du Sénégal par exemple qui a, aux termes de l’article 51 de la loi organique la régissant, une compétence consultative sur les projets de texte que le gouvernement lui soumet, le Constituant sénégalais a, en réalité, pris le parti de ne pas établir de distinction rigoureuse et a entendu, en règle générale, ne pas confier pour l’essentiel à la juridiction constitutionnelle des compétences consultatives, sauf dans le seul et unique cas de l’article 51 de la Constitution où le Président recueille l’avis du Conseil constitutionnel. Cela veut dire que si on peut admettre quelque compétence consultative, ce serait au singulier et non au pluriel, car il y a un seul et unique cas dans la Constitution où il est question d’un avis : c’est la mise en œuvre du référendum prévu à l’article 51. La nouvelle Constitution du 22 janvier 2001 a supprimé le second cas dans lequel le Conseil donnait un avis : en cas de dissolution de l’Assemblée nationale. Un nettoyage subséquent de la loi organique relative au Conseil après l’adoption de la nouvelle Constitution l’aurait enlevée de l’article premier de ladite loi. Sur ce point, il y a une évolution sémantico-juridique entre l’article 46 de la Constitution de 1963 et l’article 51 de la Constitution de 2001. Autrefois, il s’agissait de consulter le président de l’Assemblée nationale et de recueillir l’avis du Conseil constitutionnel sur un projet de loi, il est maintenant question de recueillir l’avis du président de l’Assemblée nationale et celui du Conseil constitutionnel sur un projet de loi constitutionnelle. A cet égard, le Professeur Diop a dit que le Président a consulté le président de l’Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel. Dit ainsi, cela manque de rigueur. Ce ne sont pas les termes de l’article 51 qui sont plus précis que cela et qu’il faut citer fidèlement : «Le Président peut, après avoir recueilli l’avis du président de l’Assemblée nationale et du Conseil constitutionnel, soumettre tout projet de loi constitutionnelle au peuple». La précision n’est pas une simple clause de style parce que la formulation des avis induit la production formelle d’un acte, alors que les consultations peuvent rester sur un registre purement informel.
En outre, les implications juridiques ne sont pas totalement identiques : une consultation dont le résultat peut même ne pas être publié n’a pas d’autorité, alors que l’autorité d’un avis peut toujours être envisagée puisqu’il s’agit d’un acte formalisé (surtout celui du Conseil). Voilà, du reste, ce qui explique en partie l’évolution de mon opinion entre l’utilisation jadis de l’article 46 de la Constitution de 1963 (en 2000) et celle actuellement de l’article 51 de la Constitution de 2001 (en 2012) puisqu’il s’agit de Constitutions différentes, de questions de nature différente soumises à la juridiction et d’avis ayant des objets différents, des motivations différentes et n’ayant pas forcément la même portée.
En 2000, le Conseil avait à traiter d’une question de procédure et avait donné carte blanche au Président Wade pour emprunter la voie de révision qui lui paraissait la plus opportune (Décision n° 3/C/2000 du 9 novembre 2000). Le Conseil était ainsi d’avis : «Que le président de la République peut, sur proposition du Premier ministre et après avoir consulté les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat, soumettre au référendum le projet de Constitution». Il n’était donc pas contraint et avait même bénéficié du feu vert de la juridiction. En revanche, en 2016, le Conseil tranche la question de fond de la conformité du projet de révision à l’esprit général de la Constitution en enjoignant au Président Sall de procéder à la réécriture du texte pour le rendre conforme (Décision n°1/C/2016 du 12 février 2016). Là, le Conseil est d’avis que le projet de révision ne sera conforme à l’esprit général de la Constitution que s’il respecte les réserves qu’il a soigneusement listées.
Le Président est bien contraint parce qu’ayant devant lui un feu rouge. Cela montre, entre autres, que même la formulation terminologique (style facultatif ou impératif) de l’acte juridictionnel doit être prise en compte dans l’analyse de l’intensité juridique de sa portée. Ceux qui ont la subtilité de percevoir la nuance sur la chaîne de raisonnement n’y verront point de volte-face.
Le Conseil constitutionnel du Sénégal ne rend pas d’avis, mais des décisions
Le Constituant et la loi organique n’ont pas prévu des cas dans lesquels le Conseil rend des actes dits avis et d’autres dits décisions. Les deux textes prévoient que le Conseil rend exclusivement des décisions. Les actes juridictionnels que rend une juridiction sont prénommés par le texte la régissant. En outre, que ce soit en matière contentieuse ou en matière consultative, la démarche de la juridiction est la même, de même que le processus de la fabrication de l’acte juridictionnel. A titre illustratif, l’article 13 de la loi organique sur l’institution dispose : «Le Conseil constitutionnel entend le rapport de son rapporteur et statue par une décision motivée. La décision est signée du président, du vice-président, des autres membres et du greffier en chef du Conseil constitutionnel». Ainsi, la notion de décision s’applique à toute délibération du Conseil. Cela est constatable par tout le monde et indiscutable.
Depuis sa création en 1992, le Conseil dénomme invariablement les actes qu’il rend décisions. Le passage en revue de sa jurisprudence montre ainsi trois types de décisions : décisions en matière constitutionnelle, décisions en matière électorale et décisions en matière consultative. C’est une donnée juridique et matérielle qu’on ne peut pas nier ou ignorer. Et toutes les décisions, sans qu’il y ait lieu à distinguer là où le législateur ne distingue pas, s’imposent aux pouvoirs publics en vertu de l’article 92 de la Constitution.
C’est tout de même curieux que la juridiction dise : je rends une Décision dénommée comme telle (Décision n° 1/C/2016 du 12 février 2016), et que des commentateurs lui disent : Non, vous avez rendu un Avis. Qui est mieux qualifié pour qualifier l’acte que celui que la loi a habilité à le rendre ? On peut donc s’étonner que le Professeur Serigne Diop choisisse d’écarter la dénomination retenue par le Conseil pour parler d’avis consultatif. Cela peut se concevoir dans le langage courant, mais pas lorsqu’on est sur le registre scientifique. Ici, il y a une subtilité à percevoir : le Conseil donne un avis, mais rend une décision. Il est vrai que le langage courant peut parfois influencer le langage scientifique. A signaler à cet égard l’ouvrage publié en 2009 sous ma direction intitulé Les décisions et avis du Conseil constitutionnel et qui aurait dû, au surplus, s’intituler : «Les décisions du Conseil constitutionnel» parce que le Conseil sénégalais (je ne parle pas du Conseil français ou de celui d’un autre pays Svp) ne rend pas formellement d’avis, mais seulement des décisions. Ceux qui ignorent tout de la science juridique vont encore parler de volte-face.
Le scientifique, c’est celui qui est capable de relativiser, de son propre chef, son point de vue : je dois reconnaître que lorsqu’on lit la décision du Conseil, on remarque des aspects qui relèvent formellement d’une décision (au sens contentieux du terme) (appellation de l’acte par le mot décision, motivation contentieuse, utilisation de la formule «présente décision» à la fin), mais aussi un et seul aspect relevant littéralement d’un avis (entendu au sens courant) : c’est l’usage de la formule «Le Conseil est d’avis que…». A partir de ce moment, que peut faire le juriste rigoureux et prudent, même convaincu d’avoir raison ? Il s’emploie à relativiser, à nuancer, lui-même, son propre propos.
En effet, à la lumière de ces constats, le minimum d’objectivité, si on ne veut pas s’arc-bouter dogmatiquement sur une opinion subjective ou un camp, serait au moins de relever cette ambiguïté sémantique et substantielle et de parler comme le font les juristes désemparés d’un acte sui generis dont le contenu est, en dernière instance, bien plus important que l’appellation.
Avis ou décision ? l’essentiel est que le Conseil ait, en dernière instance, dit le droit avec une autorité et une puissance argumentative que le président de la République ne peut pas ignorer
A bien réfléchir sur cette question d’ailleurs, quel est, en dehors de la coquetterie juridique, l’intérêt du débat de savoir si le Conseil a rendu un avis ou une décision. On peut relativiser cet intérêt, car décision ou avis, autorité de la chose jugée ou autorité de la chose interprétée, ce qui importe c’est le contenu, la teneur normative de la réponse fournie par la plus haute juridiction constitutionnelle, gardienne juridictionnelle de la Constitution et de l’ordre démocratique du pays, sur la question de la faisabilité juridique d’un engagement politique inédit. Comment peut-on alors – dans l’appréciation de cette réponse – ne pas relever la densité et la gravité des motifs (menace sur la sécurité juridique et la stabilité des institutions) et le ton impératif, voire martial du dispositif (le verdict) en particulier avec, par exemple, l’utilisation expresse et itérative de la formule «la disposition transitoire appliquant au mandat en cours la réduction du mandat doit être retirée du texte» ou «telle disposition doit être revue» pour ensuite proclamer que ce n’est qu’un avis consultatif ? Ce qui est critiquable ici n’est pas tellement de dire que c’est un avis, car un avis peut, dans bien des cas, être aussi contraignant qu’un arrêt ou une décision (voir à titre d’exemple, les avis sur les questions importantes de procédure ou de jurisprudence formulées par la Cour des comptes en vertu de l’article 19 de la loi du 27 décembre 2012) ; c’est plutôt de soutenir qu’il s’agit d’un avis consultatif, sans argumentation convaincante.
En effet, à considérer même qu’il ne s’agit que d’un avis, et supposons-le, qu’on nous montre, dans tout l’ordonnancement juridique sénégalais, là où il est implicitement ou explicitement écrit qu’il est simplement consultatif. Quelle que soit la qualité de son auteur, les affirmations juridiques se démontrent ou n’ont pas de valeur. Non ce n’est écrit nulle part ; on peut donc faire la concession qu’il s’agit d’un avis, mais formuler des réserves sur son prétendu caractère consultatif qui ne peut être présumé, qui n’a pas été prouvé. Que l’on ne nous sorte pas la fameuse distinction avis consultatif-avis conforme usitée en procédure administrative et inopérante en matière de justice constitutionnelle au Sénégal. Par exemple, en droit comparé, si certains systèmes constitutionnels ne reconnaissent pas aux déclarations de la juridiction en matière consultative la même portée que les actes rendus en matière contentieuse, d’autres systèmes comme celui du Bénin, en revanche, leur reconnaissent explicitement une portée obligatoire. Il n’y a pas, en l’occurrence, de loi universelle ; tout dépend de l’option du régime politique. Pour terminer, je voudrais rappeler une lapalissade : dans un Etat de droit, les spécialistes et professionnels du droit de même que les citoyens peuvent avoir leur opinion sur les questions de droit, mais cela reste des opinions et non la vérité. La vérité de l’Etat de droit, c’est la vérité judiciaire, car c’est le juge qui a le dernier mot qui s’impose à tous. Au demeurant, notre pays est charmant, mais reste le seul pays au monde où certains demandent au président de la République de ne pas tenir compte d’une décision du Conseil constitutionnel et d’autres lui lancent un appel à aller à contre-courant de celle-ci. Il convient de dépasser cette querelle byzantine et consacrer notre énergie et notre talent à la discussion et à la vulgarisation de la plus grande révision constitutionnelle consolidante de l’histoire du Sénégal après celles de 1976 et de 1981 qui ont fait passer le pays du parti unique au pluralisme.

Ismaïla Madior FALL
Agrégé de droit public et de sciencepolitique
Professeur titulaire des Universités
Auteur des ouvrages suivants :Evolution constitutionnelle du Sénégal, Paris, Karthala, 2009
Textes constitutionnels du Sénégal, Dakar, CREDILA, 2008
Les révisions constitutionnelles au Sénégal. Révisions consolidantes et révisions déconsolidantes de la démocratie sénégalaise, Dakar, CREDILA, 2012.
Sénégal, une démocratie ancienne en mal de réforme, OSIWA, 2013.
La condition du pouvoir exécutif dans le nouveau constitutionnalisme africain, Paris, L’Harmattan,  2008.

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